PRISON DE NUREMBERG
Détenu H. BORCK
Cellule 325

Nuremberg le 25 septembre 1946

      à Monsieur le Procureur Général

Monsieur le Procureur Général,

Je me permets de vous adresser les quelques précisions complémentaires que vous sollicitiez lors de mon jugement, le 20 Septembre dernier à Nuremberg.

On m'appelait dans la vie civile Herr Borck, je suis devenu Lieutenant Colonel dans l'Armée allemande, ou plutôt, je l'étais - car je vais être pendu dans quelques jours. J'étais né pourtant pour élever les abeilles, même que j'exerçais ce métier depuis la fin de la première guerre mondiale, dans la province de Wurtemberg. L'Allemagne d'alors était dans le chaos. Le miel se vendait mal. Hitler est venu et j'ai vendu mon miel à l'Armée nouvelle. Hitler fut mon sauveur, et pour des millions d'Allemands, il redonna confiance aux destinées du Vaterland. Comme beaucoup d'autres, en guise de reconnaissance, j'appartins aux Sections d'Assaut du Troisième Reich. Et quand la deuxième guerre mondiale éclatât, je fus mobilisé avec le grade de Lieutenant-Colonel. Mes ruches étaient loin. Celles dont j'allais m'occuper se trouvaient en Pologne annexée : en Galicie. J'étais chargé par l'Armée de créer des camps spéciaux pour les terroristes français, évadés de guerre repris. Il fallait faire vite car la fièvre de l'évasion contaminait les stalags. Le temps pressait. Je devais donc déporter le plus loin possible à l'Est, tous ceux qui pratiquaient cette forme de rébellion contre mon pays.

J'ai du improviser à la hâte, car les ordres de l'O.K.W, de Berlin étaient formels et ne me laissaient aucun répit. Mais j'aimais mon nouveau métier. J'étais né organisateur. J'ai donc commencé par faire apposer dans chaque baraque disciplinaire de stalag une petite affiche, afin de prévenir correctement tous ceux qui pensaient troubler la quiétude des stalags. Ne voulant pas de malentendus avec l'histoire, voici le texte intégral de cette petite affiche :





ORDRE DE CAMP

Suivant un ordre de l’O.K.W. de Berlin en date du 21-3-1942, les mesures suivantes seront prises contre les P.G. évadés et repris à nouveau. Ils seront transférés dans un M-Stammlager du gouvernement général, à savoir à Rawa-Ruska, au nord-ouest de Lemberg. "

I°) - Tous les P.G. repris depuis le 1er Avril 1942

2°) - Les P.G français, particulièrement soupçonnés de préparer une évasion, seront également dirigés vers Rawa-Ruska.

3°) - Aucun égard quant à la profession ne sera pris pour le travail effectué à l'Est.

" Toute tâche devra être exécutée. "

" Signé : BORCK

Lieutenant Colonel "

Je fus donc félicité pour cette petite affiche par mon ami et supérieur Fritz Saukel, Ministre du Travail. Mais ce dernier, comme vous le savez, Monsieur le Procureur, était un négrier de pure espèce.

Il me dit qu'il fallait étendre cette mesure de déportation aux P.G. refusant le travail. L'Allemagne combattant pour l'existence de l'Europe, celui qui ne travaillerait pas, devait subir le traitement mérité. On ne discutait pas un ordre dans le III° Reich. Je fis donc apposer une seconde affiche, dont je vous transmet intégralement le texte (toujours pour la postérité)





APPEL AUX P.G. FRANÇAIS

Le sort de la guerre, la faute des déclarants de la guerre et la puissance du Reich vous ont amenés en captivité. Chacun de vous autres, en ce temps où le Reich se bat pour la conservation de l’Europe et pour la civilisation, doit savoir ce qui suit :

Les prisonniers de guerre refusant le travail seront punis pour indiscipline suivant les termes du règlement en vigueur pour l'Armée allemande, et déplacés dans un camp se trouvant dans le territoire occupé de l’Est. "

Le Reich ne combat pas contre vous autres, mais pour l'Europe.

J'avais donc du pain sur la planche, et ne pouvais prétendre à fignoler mon travail. Je mobilisais les wagons à bestiaux nécessaires et tous les bâtiments désaffectés, pour regrouper tout le monde en Galicie, et je choisis Rawa-Ruska comme lieu de rencontre. Je sais bien, Monsieur le Procureur, qu'aux assises de Nuremberg l'on m'a reproché l'état d'insalubrité de ces bâtiments, le manque d'eau, les brutalités excessives etc... Mais vous avez lu probablement Clausewitz... : en temps de guerre, seule l'efficacité compte. Je n'ai donc rien à me reprocher. J'ai fait de mon mieux pour obéir aux ordres reçus de l'O.K.W. La preuve, c'est que je fus une nouvelle fois félicité pour ma rapidité d'exécution d'avoir transféré tous les P.G. évadés et réfractaires dans le territoire de Galicie. Je pensais même qu'on allait m'attribuer un galon supplémentaire. Hélas ! Il n'en fut rien. Et je n'étais pas au bout de mes peines. Désormais, ce fut Himmler en personne qui me dicta ses ordres.

A partir de ce moment, commença mon chemin de croix.

Le camp de Rawa-Ruska s'avéra bientôt trop petit pour contenir tous les récidivistes de l'évasion. Je fus obligé de créer d'autres camps et des commandos satellites de Rawa-Ruska. Je commençais à m'y perdre un peu. Puis les civils juifs qu'on massacraient un peu partout en Galicie, compliquaient ma tâche d'organisateur . Je dus prêter mon matériel roulant, mes officiers, mes sentinelles. Aussi, quand la première offensive russe de l'été 1942 fut lancée sur l'Ukraine, je fus obligé d'établir de nouveaux plans. Néanmoins, après dix mois d'existence, je dus dissoudre le camp de Rawa-Ruska. C'était en Décembre 1942. Ses derniers pensionnaires regagnèrent l'Allemagne, sauf près de trois mille que je transférais à Lemberg, et quelques centaines à Kabjercyn.

Je recevais sans arrêt des notes comminatoires de l'O.K.W., notes que je faisais toujours afficher aussi correctement dans tous les camps et commandos de Pologne. Mais, j'étais très mal secondé. Les commandants de camp ne faisaient rien d'efficace. J'ai compris, un peu tard, que mon personnel préférait tuer, torturer, sans risquer sa vie inutilement. Mes officiers S.S. qui auraient dû montrer l'exemple, ne tenaient pas à la gloire des armes. Le front russe tout proche donnait matière à réfléchir; c'est mauvais de réfléchir en temps de guerre. C'est pourquoi Rawa-Ruska restera mon oeuvre, j'en revendique hautement la création et si j'avais eu le temps de la parachever, aucun Français n'en serait sorti vivant. Car je peux bien le dire maintenant, puisque je vais mourir, j'avais reçu des ordres secrets de Himmler, d'anéantir tous les "terroristes" français. La Galicie devait servir de tombeau à la mauvaise graine des stalags. Du reste, à Nuremberg, vous aviez dans votre dossier ces ordres confidentiels, signés de mon supérieur, ordres que je devais appliquer. Je l'aurais fait si le temps ne m'avais manqué. Pourtant, j'étais en avance sur le plan prévu. Ce sont les civils polonais d'abord, l'Armée Rouge ensuite, qui ont tout bouleversé. Je n'ai donc pu accomplir totalement mon oeuvre. Ce ne sont pas les exécutants qui manquaient, ni la foi. Simplement les impondérables de la stratégie militaire. Je ne suis donc pas le seul responsable. Mais je tiens à préciser que mon plan initial devait se dérouler en deux temps DEPORTATION et EXTERMINATION.

Je tiens spécialement à ces précisions, afin de contribuer et d'aider les spécialistes qui auront plus tard à écrire sur ces événements ayant trait à la déportation des P.G. français évadés et repris.

D'autant qu'après cette guerre, quand les plaies seront définitivement pansées, quand la haine se sera tue et que l'Allemagne renaîtra de ses cendres, car comme tous les peuples intelligents, elle renaîtra ... Alors la teneur de cette lettre pourra, peut-être, servir la cause des survivants des camps de Pologne. Ainsi, jusqu'au dernier moment, Monsieur. le Procureur, je me serais rendu utile, efficace, tant pour ceux qui raconteront l'Histoire, que pour les rescapés de Rawa-Ruska.

Vous m'avez condamné à être pendu. C'est une juste sentence, je ne la discute pas. Je saurais mourir en soldat. La mort n'a-t-elle pas été mon second métier ?... Je remets donc mon âme à Dieu (In Manus Tuas...). Car je ne fus qu'un hitlérien de circonstance. Et je n'ai qu'un seul regret, c'est de n'avoir pas su rester auprès de mes abeilles, là-bas, quelque part dans mon Wurtemberg natal.

Veuillez agréer, etc.

signé H. BORCK.

Cellule 325 - Nuremberg - Septembre 1946.

  P.C.C. A. GREGNET.